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Toi qui viens d'Ethiopie...
31 juillet 2004

Une femme innovatrice raconte son histoire

Six agriculteurs innovateurs d'Ethiopie ont pris part au récent atelier international sur la Promotion de l'Innovation locale (PROLINNOVA), tenu en mars 2004 à l'Institut Furra d’Etudes sur le Développement à Yirgalem, dans le sud de l’Ethiopie. Plus de 60 participants d'Afrique, d'Asie et d'Europe y ont pris part. Ils ont discuté de leurs expériences en matière formation de partenariats multi-partites pour la promotion de la recherche et du développement participatifs qui commencent par la reconnaissance de la dynamique des savoirs locaux. Ils ont rendu visite à des agriculteurs chercheurs et innovateurs du sud de l’Ethiopie et ont écouté les présentations orales d’agriculteurs qui sont venus de régions plus éloignées du pays. 

Un de ces agriculteurs était Mawcha Gebremedhin, une femme d'Adwa dans la région du Tigré, la région la plus au nord de l’Ethiopie. Elle a parlé avec grande assurance et fierté de ses réalisations. Mawcha avait été reconnue comme agriculteur innovateur pendant le Projet Soil and Water Conservation (ISWC) (1997–2002) coordonné par l’Université Mekelle du Tigré. Mawcha attira initialement l'attention du coordonnateur d'ISWC, Fetien Abay, lorsque celui-ci la remarqua dans un champ en train de labourer avec des bœufs. C’était une innovation qui défiait les normes culturelles en Ethiopie où il y a une longue tradition suivant laquelle seuls les hommes labourent avec des bœufs. Progressivement, à mesure que les partenaires du projet ISWC commençaient à mieux connaître Mawcha et son travail, ils découvrirent qu'elle innovait également de beaucoup d'autres manières en matière de gestion de la ferme et des ressources naturelles. 

Durant le projet ISWC, Mawcha eut l'occasion de participer à un voyage d’étude de dix jours avec plusieurs autres fermiers innovateurs du Tigré. Ils visitèrent les fermes les uns des autres, firent leurs observations sur le travail de chacun et discutèrent de la manière dont les administrations locales et régionales ainsi que les services de recherches et d’encadrement pourraient encourager et soutenir l'innovation chez les agriculteurs. En plus de cela, Mawcha recevait souvent des visiteurs chez elle — non seulement d'autres agriculteurs mais également des fonctionnaires du gouvernement et des invités venant de l’étranger — et elle eut à raconter son histoire de nombreuses fois : 

"Je m’appelle Mawcha Gebremedhin. J'ai 45 ans. Après que j'aie été mariée à mon mari, nous eûmes un enfant. Mais alors survint la sécheresse 1984 et la famine dans le pays et mon mari fut enrôlé dans un programme de réinstallation dans la partie sud de mon pays. L'endroit où il fut emmené était si loin qu'il ne pouvait pas revenir me voir. Son départ était un grand défi pour moi et mon fils. Je dus m’embaucher comme travailleur journalier dans les maisons de nombreuses personnes pour pouvoir nourrir mon fils et moi-même. Je travaillais plus de 16 heures par jour mais je gagnais habituellement seulement 10 Birr par mois et quelque chose à manger. C’était très difficile pour moi de continuer comme cela. Je ne pouvais pas continuer parce que le travail ne rapportait pas assez pour nous et je ne pouvais pas endurer les railleries des autres femmes du village. Du fait que je travaillais pour d'autres personnes, les femmes ne voulaient même plus me parler comme elles avaient l'habitude de le faire avant le départ de mon mari. C’est cela qui m'incita à décider de travailler dans mes propres champs. J'avais donné ces champs à la famille de mon mari pour qu’ils les cultivent, en utilisant nos bœufs pour le labour, et ils me donnaient la moitié des récoltes. Mais le revenu que j'obtenais de ce métayage était très maigre. Même en le complétant avec le revenu que je gagnais de mon travail comme journalier, ce n'était toujours pas assez pour vivre. Je décidai donc qu'il valait mieux passer mon temps sur mon champ et le labourer moi-même. 

"Dans ma région, les femmes ne labourent pas. Le labourage est traditionnellement le travail des hommes. Pour cette raison, je n'avais pas la compétence requise pour labourer. Mais parce que j'étais déterminée et étais confrontée à un problème très urgent, je demandai simplement et avec audace à quelques hommes qui avaient toujours été bons envers moi de m’apprendre à labourer. Quelques uns d'entre eux rirent de moi et me conseillèrent de ne pas essayer. Mais après mes demandes persistantes, deux d’entre eux me montrèrent comment assembler les différentes pièces de la charrue et comment manœuvrer les bœufs. Ainsi, je commençai à labourer mes propres champs moi-même. 

"Au début, certains me considérèrent comme une méchante sorcière qui allait attirer beaucoup de malheurs sur le village. Beaucoup de gens vinrent m'insulter avec des mots très humiliants. Certains vinrent et me conseillèrent sincèrement de cesser de labourer et d'épouser un autre mari ou de vendre de la bière locale. C'était une grande pression sur moi. Je me cachais lorsque les gens passaient. Je dus ffronter tous les problèmes, les railleries et les rires des gens de mon village qui me respectaient pourtant avant le départ de mon mari. 

"Après quelques temps, je devins très bonne dans le travail. Mes champs étaient aussi bons que ceux des hommes. Je récoltais autant, sinon plus, qu'eux. C'était un événement important pour moi et pour mon village. C'était du jamais vu pour les gens de mon village. Nous avons dans notre village un dicton que la récolte du champ d'une femme n'est même pas suffisante pour un repas. Mais ma récolte était suffisante pour des mois pour moi et mon fils. Je commençai à l'envoyer à l'école, bien que c’était difficile pour moi de m’occuper des bœufs et de faire tous les autres travaux de la ferme sans son aide. 

"La pression des gens ne disparut pas pour autant, mais elle devint beaucoup plus faible. Après quelques années, j'oubliai ma timidité et devins plus forte. Je continuai à être vigilante et à travailler dur. C’est alors que survint une nouvelle pression des parents de mon mari. Comme je l'ai dit plus haut, durant les années précédentes, j’avais l’habitude de leur donner mes champs en métayage et nous partagions la récolte. Mais lorsque je commençai à les cultiver moi-même, ils n'ont pas aimé cela et devinrent comme des ennemis envers moi. 

"Je ne suis pas native du village où je vis actuellement. Mon mari m'a prise d'un autre village très éloigné, si bien que je ne peux pas avoir l'appui de ma famille d’origine. Les parents de mon mari me dirent de quitter la terre de leur frère et de retourner d'où je suis venue. Mais je ne pouvais pas faire cela, parce que ma mère et mon père n'étaient plus vivants. Je me suis donc accrochée à la terre de mon mari. Ses parents ont commencé à frapper mon fils et mes bœufs. J'essayai d'obtenir la protection du Baito [ l'administration du village ], qui m'aida à rester dans le village. 

"Entre-temps, mon mari revint du programme de réinstallation et me demanda d'aller là-bas avec lui. Il dit qu'il s’y enrichissait. Mais je refusai. Il fit alors la pire et la plus inattendue des choses à mon égard — il emmena mon fils avec lui. C'était le jour le plus malheureux de ma vie ; je pensai même à me suicider. J'avais toujours pensé que mon fils serait ma protection dans l'avenir, et voilà que soudain j’avais l’impression d’avoir perdu tout mon avenir. Mais les gens du Baito furent très coopératifs et gentils envers moi. Ils me consolèrent et dirent à la famille de mon mari que la terre m’appartenait et qu'ils pourraient être   punis si quelque chose m’arrivait. Cela me donna du courage et je continuai à travailler dur. 

"Comme je l'ai dit, mes récoltes étaient très bonnes, et même meilleures que celles de certains hommes du village. Quelques villageois dont les fils étaient partis en ville et qui étaient trop vieux pour continuer à labourer me demandèrent de labourer leurs champs pour eux sous un contrat de métayage. J'acceptai leur offre et commençai à labourer et à semer les champs de quatre familles. Cela fut un coup dur pour les parents de mon mari, mais un grand réconfort pour moi. J’en tirais des avantages économiques et sociaux: j'avais la moitié de la récolte de leurs champs, et les gens commençaient à accepter ma force et mon innovation. Ils me dirent: " nous nous moquions de toi avant; maintenant c’est toi qui te moques de nous ". 

"Quatre femmes dont les maris avaient été envoyés en service militaire à la milice me demandèrent de leur apprendre à labourer. Je les formai et elles labourèrent leurs champs pendant des années jusqu'au retour de leurs maris. Egalement, trois écolières du village me demandèrent la même chose, et je les formai et à ce jour elles labourent toujours leurs terres. 

"Pendant ce temps, les gens du Bureau de l'Agriculture m'encourageaient et les choses devinrent mieux pour moi. Et, ce qui est plus important, des gens de l'Université Mekelle entendirent parler de mon innovation et vinrent me voir. Ils notèrent ce que je faisais et me donnèrent un prix comme meilleure femme innovatrice, ainsi qu’à d'autres femmes. Depuis lors, ils viennent fréquemment me rendre visite et me donnent des conseils et des encouragements. 

"Après que j'aie commencé à cultiver les champs des quatre familles, je laissai la partie en pente raide de mon champ en jachère. Je la laissai se régénérer parce que cette partie était dégradée et la production avait commencé à baisser. Et aussi parce que, en fait, il n'était plus nécessaire pour moi de cultiver cette partie de mon champ. Je gagnais assez pour moi de ce que j’obtenais des parcelles de terrain que j'avais pris en métayage. Je construisis des digues de correction en apportant du sol d'autres parties de mon champ. Ces digues arrêtent les trombes d’eau qui emportent le sol en dévalant de la montagne. Je semai également de l’herbe pour les stabiliser. Après de longues années, la terre produisit de grands arbres. Cela, à nouveau, fut une source de conflit avec mes voisins et, naturellement, avec les parents de mon mari. Ils essayèrent de couper les arbres et d’arracher les herbes. Je dus garder mon champ, même la nuit. Un jour les parents de mon mari essayèrent de me frapper. En fait, ils le firent. Mais je fis appel au Baito et ils furent punis pour cela. On leur donna un dernier avertissement que s’il m’arrivait encore quelque chose, ils auraient à en répondre devant l’autorité. 

"Depuis lors, j'utilise l'herbe pour nourrir mes bœufs. Les arbres repoussèrent très bien et je les utilise chaque fois que j’en ai besoin. Par exemple, je coupe les branches pour en faire du bois de chauffe, je coupe quelques grosses branches pour en faire des socs de charrue, pour les vendre et beaucoup d'autres choses. J'élève également des chèvres et des moutons en utilisant l'herbe de ma forêt. 

"A présent, avec l'aide et les encouragements que je reçois du Baito, de l'université, du Bureau de l'Agriculture et d'autres visiteurs, je mène une vie merveilleuse. J'ai construit ma propre maison. Pour ce faire, j'ai dû ma frayer mon propre chemin à travers la montagne pour pouvoir transporter les pierres en automobile. Maintenant, j'ai une bonne maison et j’en suis fière."

Juste avant que Mawcha vienne à l'atelier au sud de l’Ethiopie, elle travaillait comme consultante dans le Tigré. Le Secrétariat Catholique du Diocèse d'Adigrat (ADCS) dans la Zone Est du Tigré a récemment lancé un projet pour encourager les femmes  — particulièrement certaines des nombreuses femmes chefs de familles — à cultiver leurs propres champs. L’ADCS a recruté Mawcha pour les former et les conseiller. Elle a montré à environ 100 femmes comment travailler avec des bœufs, comment poser les harnais, comment manier la charrue, et comment labourer la terre. Les femmes avaient beaucoup plus confiance pour essayer cette innovation puisqu'elles étaient enseignées par une femme qui le faisait elle-même.  

Cet exemple montre que l'innovation ne revient pas simplement à développer une nouvelle technologie. Le labourage avec des bœufs est une pratique historique dans le Tigré. Ce qui est nouveau, c’est que des femmes osent labourer avec des bœufs, et gagnent ainsi plus d’argent que si elles donnaient leurs champs et leurs bœufs en métayage à des hommes. Dans le cas présent, l'innovatrice a dû endurer les railleries et être psychologiquement assez forte pour persévérer. Souvent, l'appui le plus important que les agents du développement et les administrateurs locaux peuvent apporter est l’encouragement et la protection, de sorte que les agriculteurs se sentent libres pour innover. C'est particulièrement important dans le cas des femmes, dont beaucoup doivent affronter de plus grands défis que les hommes pour pouvoir assurer leur propre subsistance et celle de leurs enfants. 

Cet article a été enregistré et traduit par Mengistu Haile, Uuniversité de Mekelle. Pour plus d'information, s’adresser par E-mail à : Rwoytek@worldbank.org

Source : Banque mondiale, juillet 2004

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