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Toi qui viens d'Ethiopie...
28 février 2003

L'utopie éthiopienne contemporaine

par Alain Gascon, professeur des universités à l'Institut français de géopolitique de Paris 8

Héritiers d'une antique tradition, les chrétiens éthiopiens observent les prescriptions de la loi de Moïse et vivent sur une « Terre sainte ». Au XIIe siècle, le roi Lalibela avait fait excaver à Roha, sa capitale, une « nouvelle Jérusalem » qui porte désormais son nom. Durant son règne (1889-1913), Menilek, appuyé sur un sentiment national messianique, avait rétabli la Grande Éthiopie et vaincu les Italiens à Adwa, en 1896, mais il laissa son œuvre inachevée : le « peuple élu » est minoritaire parmi la mosaïque de populations et la Grande Éthiopie est à la merci des Européens. Hailé Selassié puis la Révolution ont voulu accomplir la grande Éthiopie et ont connu l'échec. Le fédéralisme « ethnique », promu depuis 1991, prétend rompre avec la centralisation précédente. Peut-il échapper à l'héritage messianique de la Grande Éthiopie ? Telle est la question à laquelle tente de répondre Alain Gascon auteur de nombreuses études sur l'Éthiopie.

La Grande Éthiopie inachevée (1889-1974)

Durant son règne (1889-1913), Menilek annexa, au sud du Nil Bleu, de vastes territoires qui firent plus que doubler la superficie et la population de ses États. C'est cette Éthiopie agrandie que les éthiopisants appellent Greater Ethiopia ou Grande Éthiopie à la suite de D. N. Levine. Pour les Éthiopiens, le negus rétablissait la splendeur et la grandeur du royaume chrétien éprouvé par le jihad d'Ahmed Gragn, dit le « Gaucher » au XVIe siècle et les migrations des Oromo aux XVIIe et XVIIIe siècles. En effet, Menilek, deuxième du nom, reprenait la mission de Menilek Ier, fils de Salomon et de la reine de Saba, fondateur d'un Israël qui, au IVe siècle, avait accueilli l'Évangile. Rédigé au XIVe siècle, ce mythe justifiait la restauration d'une dynastie salomonienne qui régna, officiellement, jusqu'à la chute d'Hailé Selassié, en 1974.

Menilek avait laissé aux Italiens une portion des hautes terres qui devint le cœur de la colonia Eritrea. Les colonies coupaient la Grande Éthiopie d'un accès direct à la mer qui lui fit défaut lors de l'agression italienne, en 1935. Frappée par l'embargo sur les armes, l'Éthiopie fut prise en tenailles par les troupes débarquées en Érythrée et en Somalie. Les occupants, pour faire face à une résistance opiniâtre, jouèrent, souvent avec succès, de la division entre Amhara-Tegréens, chrétiens des hautes terres du Nord, et les populations musulmanes et païennes du Sud et des périphéries. Les Italiens suspendirent le système foncier et fiscal imposé aux peuples que Menilek avait soumis. Ayant perdu leurs droits sur leurs terres, les vaincus étaient devenus tenanciers à part de fruit, à la merci des vainqueurs. Les soldats, les administrateurs, les prêtres et des chefs indigènes ralliés avaient reçu, en proportion de leurs fonctions, des concessions foncières « pourvues » de paysans. Ce furent les pillages de la conquête, puis l'exploitation forcenée des ressources et du travail des peuples du Sud qui donnèrent aux negus les moyens de construire le chemin de fer, d'acheter des armes, de bâtir un appareil d'État moderne et de lancer des grands travaux d'infrastructure.

En 1941, rétabli sur le trône, Hailé Selassié restaura le système foncier et fiscal inique qui lui procurait les moyens d'asseoir son pouvoir en récompensant ses fidèles serviteurs. En 1952, l'ONU fédéra l'Érythrée à l'Éthiopie qui gagna ainsi une large façade maritime. Mais peu à peu, le negus rogna les particularités de la province et l'annexa en 1962, déclenchant des troubles qui fixèrent bientôt le gros de son armée. Les progrès de l'administration et de l'enseignement se traduisirent par l'imposition de l'amharique comme langue nationale aux dépens des autres idiomes. La rapide croissance de la population se traduisit par la répétition de disettes et de famines de plus en plus graves qui rendaient urgente l'augmentation de la production agricole. Profitant de la précarité du statut des éleveurs et des paysans du Sud, les autorités concédèrent de vastes fermes commerciales à la famille royale et à divers dignitaires alliés à des entrepreneurs étrangers. La police et l'armée expulsèrent alors éleveurs et paysans provoquant des révoltes. En même temps, Hailé Selassié continuait à octroyer des droits sur la terre à des militaires ou à des fonctionnaires.

Ce furent les étudiants en qui le negus voyait l'avenir de l'Éthiopie, qui osèrent lever le voile dissimulant les pratiques de l'Ancien Régime. Ils révélèrent l'inaction du gouvernement face à la famine de 1973-1974, dénoncèrent les injustices du système foncier et fiscal et dépeignirent la Grande Éthiopie comme une « prison des peuples ». Ils montraient combien était grand l'écart entre la légende du héros de l'Afrique et la réalité de son pouvoir despotique. Plus de soixante-quinze ans après sa restauration, la Grande Éthiopie était toujours divisée entre vainqueurs au Nord et vaincus au Sud !

La Grande Éthiopie achevée mais détournée : la Révolution

Les étudiants avaient su catalyser le mécontentement de larges secteurs de la population mais ce fut une junte militaire qui déposa Hailé Selassié. Elle décréta le socialisme, nationalisa les biens étrangers et proclama, en 1975, une réforme agraire radicale : « la terre à celui qui la cultive ». Elle reconnut l'égalité des cultures et des peuples au nom de : Ityopiya täqdem, « l'Éthiopie d'abord ». Le Därg, ou Comité militaire administratif provisoire, décida d'envoyer les élèves, les étudiants et les professeurs dans les campagnes afin qu'ils prêchent la révolution dans une campagne pour le développement supervisé par les militaires, la Zämächa. Alors que les paysans des provinces du Sud accueillaient la réforme agraire avec enthousiasme, les paysans du Nord, souvent plus pauvres, se soulevaient à l'appel de l'Église et de la noblesse. En effet, ces derniers bénéficiaient dans leurs lignages de la sécurité de tenure ou rest et ne voulaient rien changer d'un ordre voulu par Dieu. Ce refus appuya la revendication indépendantiste au Tegré et surtout en Érythrée. Au Sud, les Oromo et la plupart des peuples, satisfaits de la réforme agraire, restèrent fidèles au régime militaire. Seuls les Somali, soutenus par Mogadiscio, entrèrent en rébellion.

Face à l'offensive des fronts érythréens et la percée des Somaliens en Ogaden, les militaires envoyèrent les milices rurales des qäbälé, des associations paysannes auxquelles ils avaient octroyé une très large autonomie. En quête d'armes, ils se rapprochèrent de l'URSS qui les aida à repousser les Somaliens et à récupérer l'Érythrée utile (1977-1978). Ayant écrasé la « Terreur blanche » urbaine, Mengestu Hailé Maryam, le chef du Därg, imposa en 1979, la Révolution Verte, la collectivisation des terres et la priorité aux fermes d'État agrandies aux dépens des tenures paysannes. Le régime attendait de ces mesures le « déchaînement des forces productives ». Or, la production stagnait et en 1983-1984, à l'issue de trois années de sécheresse, une grande famine s'annonçait. Le Därg, occupé à célébrer son dixième anniversaire, tut la mauvaise nouvelle puis, dans l'urgence, réclama l'aide internationale. Le régime, insensible aux polémiques sur l'aide, désigna l'ennemi : l'esprit de routine des paysans, des koulaks, par ailleurs inquiétés et persécutés pour leur foi religieuse. Il programmait pour dans dix ans l'extinction du mode de production paysan. En 1986, afin de secourir les sinistrés du nord, il improvisa leur réinstallation précipitée, au sud, dans des camps. Il s'agissait, aussi, de hâter la fusion des nationalités éthiopiennes en un homo socialisticus œthiopicus. En même temps, le long de l'étoile routière de la capitale, Mengestu lança la « villagisation ». De nouveaux villages regroupaient, de gré ou de force, les cultivateurs dispersés pour qu'ils bénéficient des bienfaits du progrès. Cette militarisation de l'agriculture et cet encasernement du peuple achevèrent de détacher les paysans du sud du régime qui avait pourtant aboli leurs sujétions et fait d'eux des citoyens égaux de la Grande Éthiopie.

Ces peuples du sud, indifférents, laissèrent la coalition des fronts rebelles d'Érythrée et du Tegré/Tegray déloger Mengestu de la capitale. Les Érythréens n'avaient pas participé à la formation de la Grande Éthiopie et l'avaient combattue dans les rangs italiens par ascari (supplétifs) interposés en 1896 et en 1936 même si des Érythréens avaient rejoint la résistance éthiopienne. Les Tegréens ne pardonnaient pas aux negus et au Darg d'avoir marginalisé leur région, cœur de l'Éthiopie mais périphérique de la Grande Éthiopie.

L'ethnofédéralisme : les nouveaux habits de la Grande Éthiopie

En 1991, à l'instigation des États-Unis, les Tegréens prirent le pouvoir à Addis Abeba et convoquèrent une conférence nationale. Les Érythréens installèrent leur propre administration qui proclama, après référendum en 1993, l'indépendance. Une coalition dirigée par Mälläs Zénawi, le chef du front du Regray, instaura le fédéralisme ethnolinguistique. Elle reconnaissait à chaque nationalité le droit à la sécession. Ce principe, inscrit dans la Constitution de 1994, fait toujours scandale. L'officialisation des langues régionales et leur transcription, notamment pour l'oromo, en caractères latins suscitent l'opposition de l'Église éthiopienne. Garante de la culture et de la tradition, elle refuse l'abandon du syllabaire du guèze, la langue liturgique, utilisé pour écrire l'amharique, la langue nationale et les langues sémitiques. La Constitution a reconnu le pluralisme politique, la liberté religieuse et la liberté d'entreprise. Les opposants à la coalition au pouvoir, dominée par Mälläs, lui reprochent d'instrumentaliser les partis politiques par le biais des rivalités ethniques. Ils l'accusent soit de préparer de futures sécessions, soit de continuer la politique de centralisation « grande éthiopienne » des negus et de Mengestu.

Les progrès fulgurants du prosélytisme des églises pentecôtistes, au Sud, inquiètent l'Église éthiopienne sans doute plus que l'agitation des fronts islamiques au Harâr et en Ogadén. À part les plantations, les industries alimentaires et la mécanique, la privatisation des entreprises attire peu d'investissements étrangers. Le groupe éthio-saoudien de Cheikh Al-Amoudin, familier de Mälläs, a accru son contrôle du secteur moderne. Craignant l'opposition des paysans et l'accélération de l'exode rural, le gouvernement freine la privatisation du marché de la terre, en dépit des recommandations pressantes de la Banque Mondiale. En 1996, l'Éthiopie a réussi à équilibrer sa situation alimentaire mais après les inondations de 1997, les sécheresses, la reprise de la guerre avec l'Érythrée et la chute des cours mondiaux du café, la crise de subsistance s'aggrave d'année en année. Les Éthiopiens, 65 millions en 2002, seront, selon les estimations, 118 millions en 2055 alors que 10,6 % des 15-49 ans sont infectés par le VIH (3,5 millions de malades).

C'est sur ce fond de crise qu'a éclaté, en mai 1998, le conflit avec l'Érythrée. Après des combats sporadiques, deux armées se sont affrontées dans un combat de tranchées qui s'est terminé par l'offensive éthiopienne de mai-juin 2000 en Érythrée occidentale. Cette guerre a fait des milliers de victimes et d'expulsés, détruit des infrastructures et ruiné les belligérants pour des gains territoriaux nuls. Elle a édifié un mur de haine entre deux nations très proches par la culture et l'histoire, et brisé des familles. Elle a conforté l'unité et l'indépendance de chacun des deux États. L'Éthiopie fédérale n'a pas volé en éclats : les maquisards tegréens, séparatistes jusqu'en 1989, ont galvanisé les peuples fédérés avec autant d'efficacité que Menilek en 1896 et que Hailé Selassié en 1935, face aux Italiens, ou que le Därg, en 1978, face aux Somaliens. Ayant signé une paix blanche avec l'Érythrée, le gouvernement a subi une grave crise qui a provoqué la démission du président de la République, un oromo. Ce réveil du nationalisme éthiopien, marqué aussi par les victoires olympiques, montre que la Grande Éthiopie continue, désormais sous les habits du fédéralisme.

L'utopie éthiopienne contemporaine se veut la construction d'une nation à partir d'un État de tradition millénaire, incarnée sur une Terre Sainte. Or, les frontières de la Grande Éthiopie ont à peine un siècle. Jusqu'à la Révolution, le système foncier et fiscal séparait vainqueurs et vaincus de la conquête de la fin du XIXe siècle et les tenants de la culture de l'écrit ignoraient les cultures orales. Mais les épreuves partagées, la résistance à l'agression italienne, au despotisme de Hailé Selassié et à la mégalomanie de Mengestu, ont forgé un sentiment national. La fierté d'appartenir à une civilisation biblique et au seul peuple africain qui ait battu les colonisateurs ont permis à l'identité éthiopienne de déborder du cœur sémitique et chrétien des plateaux du Nord d'englober peu à peu les populations de l'ensemble des hautes terres. En 2000, le gouvernement, dominé par des Tegréens, a célébré les victoires « éthiopiennes » des coureurs oromo : Hailé Gäbrä Sellasé et Dejertu. Une certaine tolérance a favorisé l'« homogénéisation » des peuples de la Grande Éthiopie : changer de religion n'a jamais été puni de mort ; des musulmans, des protestants et des catholiques ont exercé des fonctions officielles ; la famille royale a donné l'exemple des unions entre les religions, les langues ou les « ethnies ». Signe des temps, le livre Greater Ethiopia, publié en 1974, a été traduit et publié en amharique sur l'initiative des Éthiopiens en réponse à la proclamation de la République fédérale. Paradoxalement, les Érythréens, pourtant partis des hautes terres sémitiques et chrétiennes jusqu'en 1890, ont refusé après seulement un demi-siècle de colonisation, de réintégrer la Grande Éthiopie, nouvel avatar du plus vieil État indépendant de l'Afrique.

L'avenir de l'utopie éthiopienne contemporaine est obéré plus par les crises de substance que par les affrontements « ethniques » répercutés par les diasporas. L'enclavement et la misère physique et morale freinent l'intensification de la production agricole, cependant déjà entamée dans les régions du sud. La baisse continue des cours mondiaux du café touche la première source de devises et imite les achats de produits agricoles, de biens d'équipements et de remèdes contre le sida. L'épidémie, propagée par la misère et l'ignorance est un autre défi pour la Grande Éthiopie. Les Éthiopiens sauront-ils leur force pour combattre leur seul véritable ennemi, la misère ?

Source : Clio.fr, Février 2003

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