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Toi qui viens d'Ethiopie...
31 décembre 2002

Les Falachas d'Éthiopie

par Lisa Antéby-Yemini, chercheur au CNRS

On ne connaît toujours pas l'origine exacte des juifs d'Éthiopie, plus connus sous le nom de Falachas, qui en offrent souvent eux-mêmes des versions contradictoires. Aussi, leur histoire suscite-t-elle encore débats et polémiques entre chercheurs. À côté de ces études historiques, Lisa Anteby-Yemini revient sur le destin de ce peuple qui, longtemps ignorant de sa judaïté, a mis tous ses espoirs dans la « Loi du retour » promulgué par l'État d'Israël.

« La maison d'Israël »

Encore récemment, les tentatives d'explication quant à leurs origines étaient de nature diffusionniste, dans la mesure où la présence de ce groupe judaïsant était attribuée au contact avec les membres d'une ou plusieurs anciennes communautés juives. Selon cette théorie, différentes hypothèses existent qui feraient des juifs d'Éthiopie les descendants d'Israélites de l'époque du roi Salomon, de la tribu perdue de Dan, d'une garnison militaire juive stationnée sur l'île d'Éléphantine en Égypte ou encore des juifs de la péninsule arabique. Un autre ensemble de théories, émises par S. Kaplan et J. Quirin, y verrait plutôt une population autochtone – agaw – soumise à une conversion très ancienne ou le produit d'un lent processus de distinction religieuse et ethnique à travers les siècles.

Les questions demeurent quant à qui aurait converti ces Éthiopiens indigènes et à quelle époque. Ici, les noms du groupe peuvent nous éclairer. Le terme esra'elawi, qu'on pourrait traduire par « Israélite », est parfois employé pour nommer les juifs d'Éthiopie, en soulignant leurs liens avec la lignée salomonienne et les juifs du temps de Salomon. Cependant, l'épopée nationale éthiopienne, consignée dans le Kebra Nägäst, la « Gloire des rois », et revendiquée par le groupe dominant amhara, se fonde aussi sur la légende du roi Salomon et de la reine de Saba, dont le fils, Ménélik, devint roi d'Éthiopie, faisant ainsi de tous les Éthiopiens des descendants de la dynastie solomonienne. Depuis une date inconnue, les juifs éthiopiens se désignent du nom de Beta Israël, « maison d'Israël », qui pourrait faire référence à ceux qui ont refusé de se convertir au christianisme lorsqu'il a été introduit à Axoum au IVe siècle. Une présence juive est, en effet, attestée avant la christianisation de l'Éthiopie et l'église orthodoxe éthiopienne conserve un certain nombre de coutumes biblico-hébraïques, tels que la circoncision des garçons le huitième jour après la naissance, l'observance du samedi – en plus du dimanche – et la distinction entre animaux purs et impurs. Mais rien ne prouve que les Beta Israël soient les descendants directs d'une communauté judaïsante du royaume axoumite pré-chrétien, d'autant plus qu'ils possèdent la Bible en guèze, et non en hébreu et ne connaissent aucune des pratiques et des textes post-bibliques. Une autre désignation parfois assignée aux juifs éthiopiens est le mot kayla, dont l'origine demeure obscure. Il pourrait s'agir d'un terme agaw, une langue couchitique parlée par des populations non Amhara d'Éthiopie. Ceci confirmerait l'hypothèse autochtone de certains chercheurs qui verraient dans les Beta Israël un groupe indigène qui aurait adopté une forme particulière de judaïsme.

Jusqu'au XIVe siècle, il n'existe aucun document fiable sur l'histoire des Beta Israël. Nous savons que l'Éthiopie était composée de populations indépendantes dispersées sur les hauts plateaux au nord du pays. C'est au XIVe siècle que les chroniques royales éthiopiennes relatent des guerres que les rois amhara ont entreprises contre ces groupes. Dans la littérature médiévale en guèze, le nom de ayhud, « juif », leur est appliqué, mais, selon S. Kaplan et J. Quirin, il s'agit d'abord d'un terme générique employé dans un sens péjoratif pour désigner les dissidents, aussi bien rebelles politiques qu'opposants à la foi de l'église orthodoxe éthiopienne, comme les sectes d'hérétiques chrétiens ou païens. Il ne renvoie donc pas aux membres d'une religion particulière. Ce n'est qu'entre le XIVe et le XVe que se situe véritablement l'émergence d'une entité sociale et ethnique Beta Israël. Ce processus de cristallisation d'une identité collective est le produit de divers mécanismes de différenciation et de syncrétisme entre le judaïsme et le christianisme présents en Éthiopie. À cette époque se met en place le système religieux des Beta Israël et plusieurs historiens, dont S. Kaplan et J. Quirin, datent l'institution du monachisme, les lois de pureté, le calendrier des fêtes, le corpus de la littérature sacrée et de la liturgie guèze de ce moment. On parle de monachisme falacha dans le sens où il existait des moines falachas. Ceux-ci s'isolaient pour étudier ensemble et vivaient dans des villages séparés (ou dans un village falacha mais dans une hutte isolée) et qui restaient célibataires. En outre, différentes lois de pureté les contraignaient a manger séparément et a ne pas s'approcher du reste de la population. Parce que cette institution est inconnue dans le judaïsme, certains chercheurs y ont vu une influence du christianisme éthiopien sur ce groupe.

Une caste d'artisans sans terre

De même, c'est au XIVe siècle que les groupes nommés ayhud perdent leurs droits de posséder des terres reçues en héritage, les rest. Au début du XVe siècle, le roi éthiopien Yeshaq décrète, dans un édit devenu célèbre, que « celui qui est baptisé dans la religion chrétienne peut hériter de la terre de ses ancêtres ; sinon, qu'il soit un falasi ». Ce substantif guèze, tiré du verbe fälläsä, « émigrer », « errer » ou « s'exiler », signifie ici un individu sans accès à la propriété terrienne mais en arrivera à désigner, pour bien des siècles à venir, ceux que nous connaissons sous le nom de Falachas. Toutefois, à cette époque, ce mot n'est pas lié à une appartenance religieuse mais plutôt à un statut ; ainsi, le pluriel, falasyan, fait référence à des moines et falasawi, « errants, étrangers », renvoie à des prêcheurs itinérants.

Les Falachas sont alors contraints de devenir métayers et commencent à se spécialiser dans l'artisanat. Durant le XVIIe et le XVIIIe siècles, ils sont nombreux à migrer vers la ville de Gondar et certains participent à la construction des palais royaux. Ces déplacements favorisent le passage à l'amharique chez cette population qui parlait jusque-là un dialecte agaw. Cette période de la vie du groupe est souvent décrite comme un temps entre l'assimilation dans la société gondarienne et la formation d'une caste d'artisans, au bas de l'échelle sociale. La majorité des hommes se distinguent comme forgerons, tanneurs et tisserands tandis que les femmes confectionnent des ustensiles et des objets de poterie. Aussi bien le travail manuel, dédaigné des Amharas, que le travail du fer et du cuir, placent les Falachas dans une catégorie particulière de la société éthiopienne. Ils sont parfois dénommés tayb, ou tabib, qui signifie « sage », « artisan », « habile » mais aussi « magicien ». En effet, des dangers surnaturels attribués à la manipulation du feu et du métal placent les Falachas dans une position marginale, d'où les accusations portées contre eux de personnifier le mauvais œil, buda, et de se transformer en hyène la nuit pour dévorer leurs victimes.

Le monde juif occidental découvre ses « frères lointains »

Bien que des orientalistes, des jésuites et des explorateurs, tels Ludolphus, Almeida, Bruce ou d'Abbadie aient mentionné l'existence des Falachas, ce n'est qu'aux XIXe siècle, sous l'influence des contacts avec le monde occidental, qu'ils entrent à part entière dans l'histoire. Les premiers à reconnaître leur judéité sont les missionnaires protestants, qui leur assignent une affiliation religieuse liée à une catégorie occidentale à laquelle les Falachas ne se savaient pas rattachés ! Une première mission « chez les Falachas » est établie en 1859 sous les auspices de la London Society for Promoting Christianity amongst the Jews, qui n'était autorisée qu'à prêcher aux populations non chrétiennes, à condition que les convertis deviennent membre de l'Église orthodoxe éthiopienne. En fait, malgré un réseau d'agents falachas, le nombre de conversion reste minime, touchant surtout les plus démunis, les jeunes et les lettrés, attirés par les opportunités éducatives et sociales. Cette période de rencontre avec les missionnaires protestants se caractérise en premier lieu par les efforts des Falachas à résister aux tentatives de conversions, à l'aide de sanctions communautaires envers les convertis, de renouveau religieux et de migrations. Ironiquement, c'est par leurs liens avec les missionnaires qu'ils prendront conscience de leur identité juive ; ce sont, de plus, ces actions de prosélytisme qui attireront l'attention du judaïsme occidental sur le sort de ce groupe et seront à l'origine de leur incorporation dans le monde juif.

Ainsi, en 1867, alarmé par les rapports des missionnaires, Joseph Halévy, spécialiste de langues éthiopiennes à l'École pratique des hautes études, part à la rencontre des Falachas. Envoyé par l'Alliance israélite universelle de Paris, il confirme à son retour que « le judaïsme des Falachas est le mosaïsme pur » et, avec des accents rousseauistes, les dépeint comme des juifs qui pratiquent une religion des temps bibliques. Il propose d'ouvrir des écoles juives en Éthiopie mais ses suggestions sont rejetées à Paris et les Falachas retombent dans l'oubli.

Suit une période de crise, due aux conversions et aux migrations, qui plongent les Falachas dans un état désastreux, accentué par des épidémies, l'invasion mahdiste du Soudan et une grande famine (1888-1892). Le lourd bilan des pertes démographiques ne fait qu'augmenter le déclin de cette communauté, déchirée par des conflits internes et minée par l'activité des missionnaires.

Il faudra attendre 1904 pour que Jacques Faitlovitch, élève d'Halévy, rende visite aux Falachas. Ce personnage va œuvrer sa vie durant pour que soit reconnue la cause de ces « frères lointains », restés ignorés du monde juif occidental. Il tente d'abord de les rapprocher du judaïsme normatif en introduisant des pratiques rabbiniques et une liturgie en hébreu. Il accorde aussi beaucoup d'importance à leur éducation ainsi qu'à la formation d'une élite instruite et envoie même quelques jeunes étudier en Europe. Enfin, il mobilise la communauté internationale en créant des comités pro-falachas et en militant pour leur immigration vers Israël. Ce rêve ne se réalisera que près de quatre-vingt ans après sa rencontre avec les Falachas.

La Loi du retour et l'immigration vers Israël

Si l'occupation italienne en Éthiopie entrave le soutien de l'étranger, la création de l'État d'Israël renouvelle, quant à elle, les liens avec les Falachas. Toutefois, les Israéliens ne songent pas encore à autoriser l'immigration de cette communauté ni à faire pression sur l'empereur Hailé Sélassié qui s'oppose à toute émigration pendant son règne. En 1974, Mengistu Hailé Maryam s'empare du pouvoir et institue un gouvernement marxiste-léniniste. Sa politique de redistribution des terres n'améliore guère le sort des Falachas, à qui le régime n'octroie toujours pas de visa de sortie. Pourtant, en 1975, le rabbinat d'Israël reconnaît la judéité des Falachas sur la base d'opinions rabbiniques qui affirmeraient qu'ils descendent de l'une des dix tribus perdues d'Israël, celle de Dan. Admettre leur statut de juifs leur confère la possibilité de bénéficier de la Loi du retour, autorisant tout individu reconnu comme juif à immigrer en Israël.

Cette décision n'a pas d'effet immédiat sur les Falachas, qui habitent principalement le nord-ouest de l'Éthiopie. Mais, au début des années quatre-vingt, à la suite d'une sécheresse dévastatrice et d'instabilité politique, les Falachas des régions du Tigré et du Wolqayt commencent à marcher vers le Soudan, où ils passent plusieurs mois, voire plusieurs années dans des camps de réfugiés. En 1984, six mille d'entre eux atteignent Israël par l'intermédiaire d'opérations secrètes. Ils continuent à affluer vers le Soudan, à présent venant aussi de la région de Gondar. En raison des conditions déplorables dans les camps soudanais, entre novembre 1984 et janvier 1985, les autorités israéliennes organisent le premier pont aérien d'envergure, surnommé Opération Moïse, au cours duquel six mille sept cents Falachas sont secrètement évacués. La divulgation de cette opération mettra un terme à l'immigration à partir du Soudan, pays membre de la Ligue arabe.

Interrompues à la suite de la guerre de Kippour, les relations diplomatiques entre l'Éthiopie et Israël reprennent en 1989 et l'ouverture d'une ambassade israélienne à Addis-Abéba permet une immigration, légale bien que restreinte, vers Israël. Des centaines de Falachas quittent alors leurs villages et affluent vers la capitale éthiopienne. En 1990, ils sont près de vingt mille à résider autour de l'ambassade d'Israël, dans l'espoir d'émigrer bien que le gouvernement éthiopien limite encore les visas de sortie. Au printemps 1991, alors que les forces rebelles du Tigré sont aux portes d'Addis et que le régime de Mengistu est sur le point d'être renversé, le gouvernement israélien décide de profiter de ce moment de désorganisation politique pour mettre en action l'opération d'évacuation massive baptisée Opération Salomon. En quarante-huit heures, quatorze mille deux cents personnes sont transportées par pont aérien entre Addis-Abéba et Tel-Aviv. C'est alors que le destin des Falachas bascule et que cette communauté entame un nouvel épisode de son histoire…

Source : Clio.fr, Décembre 2002

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