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Toi qui viens d'Ethiopie...
26 novembre 2005

Ethiopie-Erythrée : Dans le Tigré, le spectre de la guerre

La mission des nations unies en Ethiopie et en Erythrée annonce avoir constaté une incursion éthiopienne dans la zone temporaire de sécurité (ZTS) qui sépare les deux pays. Cette incursion, qui fait suite à l’entrée de milices érythréennes dans la zone, fait craindre de plus en plus un accrochage entre commandos ennemis, sur fond de regroupements de troupes à la frontière. Côté éthiopien, l’armée est prête à une nouvelle guerre. La population de la région du Tigré, près de la frontière, craint les conséquences de nouveaux combats ravageurs entre frères ennemis.

frontiere220Seuls les véhicules de l'ONU sont autorisés à franchir la frontière et entrer dans la zone temporaire de sécurité.

C’est ici que tout a commencé, ou presque. Badmé. Le 6 mai 1998. Frontière entre l’Erythrée et la région du Tigré, au Nord de l’Ethiopie. Un petit groupe de soldats érythréens entre dans cette zone que se disputent les deux voisins. Quand les mouvements de libération éthiopien et érythréen étaient dans le bush, ils s’étaient déjà disputés sur la question de la frontière. Mais cela faisait un an que celle-ci avait refait surface, avec un premier incident à Adi Murug, occupée par les Ethiopiens. Une commission frontalière avait dû être créée. Des négociations étaient en cours.

Le 6 mai 98, la poignée de soldats érythréens qui entre dans Badmé butte sur des milices et des forces de police éthiopiennes, qui lui demandent de rendre les armes et de faire marche arrière. Les coups de feu éclatent. Il y a des morts, les premiers d’une guerre qui durera deux ans. Dès l’incident de Badmé, les forces érythréennes, visiblement prêtes, lancent l’offensive sur plusieurs fronts pour reprendre ce qu’elles qualifient de territoires érythréens contrôlés par l’Ethiopie. Cette guerre fera près de 80 000 morts. Après la signature des accords d’Alger, une commission frontalière estime en 2002 que Badmé est érythréenne. Les autorités éthiopiennes rejettent cette décision, et ont refusé jusqu’ici la délimitation de la frontière.

ethiopie_erytree377

Badmé n’est guère plus aujourd’hui qu’un petit bourg. Un cimetière, un commissariat de police sur lequel flotte le drapeau éthiopien. Entre les deux, une rue unique de cinq cents mètres, bordée de quelques dizaines de maisons. A fréquence régulière, des douilles d’obus ont été plantées dans le sol. Un gobelet en fer est posé sur chacune d’elles. «C’est une façon de signaler là où on peut trouver la bière traditionnelle», explique un habitant de la région. Il est dimanche, les soldats sont nombreux à être venus goûter la talla. Depuis la guerre, Badmé est devenue un «village de garnison» qui survit grâce à la solde des militaires éthiopiens et leurs sorties du week-end. Les bars sont à vrai dire la seule activité visible dans le village.

Beaucoup se sont déjà sacrifiés

tella220A fréquence régulière, des douilles d'obus ont été plantées dans le sol, un gobelet en fer est posé sur chacune d'elles.

Kiros Gébrécherkos est assis devant l’un de ces établissements, le verre à la main. Il est né ici il y a cinquante ans et raconte une localité jadis florissante. C’était il y a bien longtemps, au moment où Badmé s’appelait encore Yirga et faisait commerce avec l’Erythrée. Il y avait, dit-il, de nombreux commerces et de nombreuses activités. Tout a été détruit avec les combats. Quand on l’interroge sur la nationalité de Badmé, il s’emporte. «Badmé est Ethiopienne. Nos grands-parents disaient déjà qu’elle était éthiopienne. C’est notre terre. Nous nous battrons jusqu’au bout. Nous sommes prêts à mourir. » L’un de ses fils est soldat.

tranchees_zalambesa220Les forces éthiopiennes ont construit un réseau de tranchées devant la localité de Zalambesa.

Un autre bar, un peu plus loin. Le Dani pub. Passé le rideau rouge noué sur la porte, les affiches de couples enlacés confirment la réputation de l’établissement : ici, on peut obtenir plus que de la bière contre argent. Marat, l’une des jeunes femmes, explique qu’il faut être prêt à se battre pour Badmé, car beaucoup se sont déjà sacrifiés. Toute à l’épluchage de ses oignons, la patronne, Esther, est plus mitigée. Badmé ne mérite pas qu’on meure pour elle, et si la localité devait devenir érythréenne, elle irait simplement travailler ailleurs.

Sur la hauteur située un peu plus loin, les militaires éthiopiens, eux, relaient une vérité officielle : «Cet endroit fait partie de la frontière éthiopienne», estime le colonel Alému Démissé. «La paix est plus importante que tout pour nous, mais comme vous le savez, les officiels érythréens ont dit qu’ils voulaient résoudre le litige frontalier par la force. C’est pour cela que nous construisons des fortifications». Les tranchées sont déjà bien avancées, mais on voit toujours ici ou là des matériaux de construction. Un bataillon et demi (1 500 hommes) a déjà été déployé sur les lieux. «En 98, les Erythréens nous ont attaqués par surprise. Maintenant, nous sommes capables de repousser l’attaque et de défaire les envahisseurs. » Le colonel Alému dit savoir que six divisions érythréennes (36 000 hommes) seraient déjà déployées dans la zone temporaire de sécurité, une zone en principe démilitarisée. Les Erythréens ont indiqué à la MINUEE, la mission des Nations unies que seuls des miliciens y étaient présents, pour les simples besoins des récoltes. «Les milices érythréennes sont d’ores et déjà parties, affirme le militaire éthiopien. Elles ont été remplacées par des forces régulières. C’est clair, les Erythréens veulent reprendre Badmé par la force.»

ethiopia_hotel220A Zalambesa, Taim Lem Lem, le petron de l'hôtel ne voit pas passer grand monde : "Ici les gens ont très peur de la guerre".

Zalambesa, un autre point de la ligne de front. Une ville martyr. «Zalambesa a été complètement détruite pendant le conflit», explique Taim Lem Lem, le patron de l’hôtel Ethiopie. Son établissement n’a d’ailleurs pu rouvrir qu’il y a un an. La reconstruction se poursuit, et on trouve un peu partout cette même pierre grise grâce à laquelle de nouveaux murs s’élèvent. La confiance, elle, n’est pas encore revenue. «Il y a peu de gens qui vivent à Zalambessa, explique Taim Lem Lem. Ils ont très peur de la guerre.» On raconte que certains habitants ont déjà quitté la localité pour aller vers l’intérieur, plus loin de la ligne de front potentielle.

Des jeunes qui lancent des pierres

La frontière n’est qu’à deux kilomètres. On la voit clairement depuis la colline de Marta Kebelle, où les Ethiopiens ont construit d’autres tranchées. Ici, les préparatifs ont commencé en décembre, et sont plus avancées. Les fortifications sont consolidées par d’anciens sacs d’aide humanitaire remplis de terre. Les tranchées sont vides pour l’instant : «Nous n’avons pas besoin de rassembler nos troupes ici, puisqu’il n’y a quasiment rien en face de nous», explique le colonel Getnet. Les renforts sont à 30-40 kilomètres de là, prêts à monter au front en une heure. Car le colonel Getnet n’est pas optimiste : «Elle se fait appeler milice, mais l’armée érythréenne est déjà très proche d’ici. Elle se regroupe, elle se prépare pour la guerre.» Dans sa cahute, un jeune militaire monte la garde, mais c’est le chef de division qui aperçoit une silhouette côté érythréen : selon lui, un observateur militaire adverse. «Avec les jumelles, on en voit régulièrement», assure le colonel Getnet. Et comme pour faire bonne figure : «Nous pouvons vous assurer que l’Ethiopie ne tirera jamais la première cartouche.»

prets_pour_guerre220Sur la frontière, les soldats éthiopiens sont "prêts pour la guerre". Des renforts sont basés à une trentaine de km de là et prêts à monter au front en une heure.

Adigrat fait partie de ces villes de l’intérieur où l’on suit avec attention la situation à la frontière. L’Erythrée est à 35 kilomètres et les habitants constatent avec inquiétude les mouvements de troupe éthiopiens. A travers les portes des cafés, on peut les voir le regard fixé vers le coin de la pièce où est posée la télévision. Ce soir, l’ETV, la chaîne publique éthiopienne ne parle pas de la frontière, mais des violences récentes dans le pays. Et l’on retrouve les images qui sont diffusées en boucle depuis début novembre : des jeunes qui lancent des pierres, le corps d’un policier. «Les gens ont toujours eu l’habitude de venir regarder la télévision au café, explique un habitant d’Adigrat. Ils le font encore plus ces derniers temps.» Sous une ampoule orange, les lunettes descendues sur le nez, un homme compare les notes d’un minuscule carnet et celles d’une feuille volante.

Plus loin, une maison individuelle fait office de bar. Après avoir esquissé un pas de danse sur les rythmes d’un chanteur érythréen, un homme confie qu’il est ancien soldat et prêt à se battre. S’il y a la guerre, dit-il, ce sera pourtant très mauvais car les Ethiopiens et les Erythréens sont un seul peuple.

Badme250C'est dans le village de Badmé qu'a débuté la guerre Ethiopie-Erythrée en 1998.

L’unité de deux peuples inséparables. Dans un bar plus moderne, passé le salon où les amoureux se retrouvent, on arrive dans une chambre où un homme accepte de se confier. La solution, estime-t-il, c’est une nouvelle union entre l’Ethiopie et l’Erythrée. Le retour à la situation d’avant 1993, quand Asmara a obtenu son indépendance. «Mais pour que cela soit possible, il faudrait un changement de leadership dans nos deux pays.»

«Badmé, pour moi n’est pas importante»

On a parlé au sujet de la guerre de 98 de guerre entre deux frères. Les liens qui unissent Tigréens d’Ethiopie et érythréens sont visibles un peu partout dans le Tigré. A Mékélé, le mémorial des martyrs vient par exemple évoquer un temps où le mouvement du désormais Premier ministre éthiopien, Meles Zenawi (le TPLF) combattait aux côté de l’EPLF d’Issaïas Afeworki, l’actuel président Erythréen. L’ennemi s’appelait alors le Derg, le régime communiste de Mengistu.

Mékélé, un bureau un peu excentré. Il fut aussi un temps où le père Tesfamichaël, droit dans son col romain, tenait une paroisse catholique juste contre la frontière. Il se souvient avoir marié des Ethiopiens et des Erythréennes. « Avant la guerre, explique-t-il, les parents étaient très heureux parce qu’ils savaient que nous avons des liens de sang. C’était normal que des épouses viennent d’Erythrée et y partent. Depuis la guerre, les gens s’inquiètent pour leurs enfants mariés de l’autre côté ». Un habitant confie: « Certains à Mékélé sont érythréens, mais évitent de le dire». Les mains calées entre ses genoux, installé sur une chaise en centre-ville, un jeune souligne à sa façon la parenté entre Ethiopiens du Tigré et Erythréens : «Si vous voyez deux personnes dans une Eglise, explique-t-il, vous ne saurez pas dire laquelle est érythréenne, laquelle est tigréenne. C’est la même langue, la même culture. Moi, avoue-t-il, je me sens en tout cas plus proche des Erythréens que des habitants de la capitale d’ethnie Amhara.»

vigie250A Zalambesa, un soldat éthiopien surveille la frontière contestée. L'armée éthiopienne assure que des forces armées érythréennes circulent dans la zone temporaire de sécurité qui commence à 2 km de là.

Ailleurs, un autre jeune déclare son rejet de la guerre « Les gens prient pour que la paix soit préservée. Il faut résoudre les problèmes par la voie diplomatique. Il faut que la démarcation commence pour que la paix arrive. Avant la guerre, je n’avais jamais entendu parler de Badmé. Badmé, pour moi n’est pas importante. C’est comme le désert. Je ne suis pas d’accord pour qu’on sacrifie des vies humaines pour ce petit territoire.»

Source : RFI actualité, 26 novembre 2005

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